Projet de prison en Guyane : un débat entre mémoire, justice et sécurité

Samedi 17 mai, le Journal du Dimanche publie un article à la tonalité sensationnaliste, mettant en scène un projet de prison dans un décor digne d’un roman d’aventure : "en pleine jungle amazonienne", "à plusieurs jours de pirogue", "au milieu des cris stridents des singes hurleurs". Cette description stéréotypée, presque caricaturale, renforce l'image d'une Guyane sauvage, lointaine, bonne à recevoir les indésirables de la République.
Selon l’hebdomadaire, cette prison de 500 places devrait comporter une aile de 60 cellules de haute sécurité, dont 15 dédiées aux détenus islamistes radicalisés venus de l’Hexagone. Le ton est donné par le média : Darmanin "frappe fort" et la Guyane devient, une fois encore, le réceptacle d’un traitement pénal d’exception.
Un projet ancien dévoyé ?
Ce que l’annonce du ministre occulte, c’est que ce projet de centre pénitentiaire n’a rien d’une nouveauté. Il est en réalité le fruit des Accords de Guyane de 2017, signés par les élus locaux, le gouvernement socialiste Hollande et des collectifs citoyens après un vaste mouvement social ayant paralysé le territoire durant deux mois. La construction d’un centre pénitentiaire dans l’Ouest visait à désengorger la prison surpeuplée de Rémire-Montjoly, à rapprocher les détenus de leurs familles et développer l'administration judiciaire dans l’ouest Guyanais. En 2021, le projet est intégré au Plan Prison national. Ce centre devait s’inscrire dans un ensemble plus vaste : une cité judiciaire, un tribunal, et des services de réinsertion.
Rien, jusqu’ici, ne prévoyait la déportation en Guyane de narcotrafiquants et de radicalisés venus de France hexagonale. Ce glissement du projet initial vers une prison d’exception a été perçu comme une trahison par les élus.
L’indignation des élus et de la société civile
La maire de Saint-Laurent-du-Maroni, Sophie Charles, n’a pas mâché ses mots devant Gérald Darmanin, lors de l’inauguration des berges du Maroni réaménagées au quartier La Charbonnière :
"Lorsque la population s'est rendue dans les rues en 2017 pour réclamer une cité judiciaire dans l'Ouest, il était question de faciliter la vie pour les familles, pour les prisonniers qui étaient systématiquement mis soit dans l'hexagone soit à Cayenne et dont les familles étaient complètement brisées et démunies. Je rappelle que cet espace n'est pas le lieu où nous devons faire revenir des prisonniers déportés dans l'Ouest. Cette page de l'histoire est tournée et j'espère qu'elle ne reviendra pas. "
© Accueil du ministre par Sophie Charles, maire de Saint-Laurent du Maroni. Photo : F.Mathurin - Radio Péyi
Les élus, de tous bords, ont dénoncé le manque de concertation. La sénatrice Marie-Laure Phinéra-Horth exprime sa "consternation" et s’interroge sur les véritables motivations d’un tel projet.
Davy Rimane, le député de Guyane et président de la délégation Outre-mer à l’Assemblée nationale dénonce le projet de création d’un quartier de haute sécurité (QHS) en Guyane, décidé “sans concertation locale”. Il y voit une politique de relégation punitive et exige une véritable politique de développement et de justice équitable pour les territoires ultramarins.
Le député Jean-Victor Castor évoque une "logique coloniale" et accuse le gouvernement de sacrifier les besoins fondamentaux du territoire pour y imposer une prison :
“La Guyane a besoin de développement, de justice, de sécurité, des moyens, de respect — pas une punition déguisée en politique sécuritaire. Ce projet impose depuis Paris une vision archaïque, coloniale, autoritaire et déconnectée. Il bafoue notre dignité collective et renforce une fracture coloniale jamais refermée"
Le sénateur Georges Patient parle de "stupéfaction" et interpelle le gouvernement sur l’opportunité d’un tel investissement, réclamant que les 429 millions d’euros prévus soient plutôt affectés à la création d’un CHU en Guyane.
Réaction similaire du côté de l'Association des maires de Guyane. "Une telle décision, aux implications majeures pour l’aménagement, l’image et l’attractivité du territoire, ne saurait être prise unilatéralement. En ciblant la Guyane pour y exiler les délinquants dangereux, le Ministre ravive une logique de relégation d’un autre siècle", souligne son président Michel-Ange Jérémie.
Le ministre n'obtient pas de soutien de son parti LR en Guyane, son secrétaire territorial, Stéphane Augustin, appelle à revoir sa copie : "Nous, les Républicains de Guyane, protestons vivement contre le projet de prison de haute sécurité à Saint-Laurent-du-Maroni [...] Nous vous demandons de reconsidérer ce projet et d’opter pour des investissements qui valorisent la Guyane".
Mémoire coloniale et vision républicaine s’affrontent
Le ton choisi dans l'article, glorifiant un "retour" à une période de relégation et d'exil pénal, ravive des mémoires douloureuses. « C'est un aveu d'échec intellectuel », dénonce une internaute sur nos réseaux sociaux. D'autres plus virulant réagissent : « La Guyane est vraiment une poubelle dans leurs imaginaires coloniaux ».
Le Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale (MDES) dénonçe par voie de communiqué une "vision colonialiste et raciste" :
“Face à cette vision primaire, barbare et violente, nous opposons notre droit en tant que Peuple Guyanais à exister, vivre et décider par nous-mêmes dans notre pays”.
© Présentation du projet de la Cité judiciaire de l'ouest sur le site à l'entrée de Saint-Laurent du Maroni. Photo : F.Mathurin - Radio Péyi
À cela, Gérald Darmanin a rétorqué avec fermeté et impolitesse lorqu'un journaliste local tente d'obtenir une réponse au débat. Le garde des sceaux rejete toute analogie avec le bagne :
"C’est complètement idiot et c’est une insulte à la république parce que ce sont des magistrats indépendants qui prennent des décisions de détention. Il faut arrêter les discours angélistes, il faut surtout éviter les comparaisons qui sont une insulte à la République.”
Les Antilles et la Guyane sont aussi concernées par le narcotrafic, selon le ministre. Il y aurait l’équivalent de “50 des ces narcotrafiquants qui sont dans les prisons de Guyane et des Antilles et qui menacent aujourd’hui les agents, les magistrats”, indique Gérald Darmanin. “C'est un gouvernement républicain sur une terre républicaine avec des magistrats indépendants et un code pénal qui me permet de faire ça. Il a été voté par des groupes à l’Assemblée à l’exception du groupe de la France insoumise opposant à la lutte contre le narcotrafic. C’est la protection des plus faibles”, conclut Gérald Darmanin.
Mais sur le point de la concertation avec les élus locaux, le ministre esquive. Il rappelle que le projet date de 2017, sans reconnaître qu’il n’incluait pas initialement l’accueil de détenus radicalisés venus de l’Hexagone.
L’image de la Guyane à nouveau dégradée
Au-delà de l’aspect sécuritaire, c’est l’image du territoire qui en prend un coup selon le secteur du tourisme. Jean-Luk Lewest, vice-président de la CTG chargé de l’Economie et du tourisme et président du Comité du tourisme de la Guyane alerte sur les conséquences :
" Nous travaillons tous les jours pour donner une image positive de la Guyane. Ici, c’est certe une terre de transit des stupéfiants mais il n’y a pas de production de cocaïne en Guyane. Il l'a dit lui-même. En revanche, il y a des mules attirées par l'appât du gain dans un territoire touché par la grande pauvreté. Et c’est peut être aussi sur ça qu'il faut travailler. Le tout répressif de cette manière et l’image que ça véhicule du territoire, c’est dramatique. C’est dramatique pour la destination touristique."
La Collectivité Territoriale de Guyane s’est elle aussi déclarée "fermement opposée" à un "projet carcéral qui consisterait à recevoir les détenus les plus dangereux de France dans une reconstitution du bagne de très mauvais goût".
© Jean-Paul Fereira - 1er vice-président de la CTG - Photo : F.Mathurin - Radio Péyi
Jean-Paul Ferreira, 1er vice-président de la CTG, la Collectivité territoriale de la Guyane, rappelle l’exigence de respect mutuel et de co-construction entre l’État et les collectivités locales :
"Dans nos rapports à l'Hexagone, dans nos rapports à l'État, il y a un mot qui nous tient à cœur : le « respect ». Le mot « respect » de l'État vers la Guyane, de la Guyane vers l'État. Et ce respect n'a de sens que s' il y a du partenariat, de la collaboration, du travail en commun entre l'État, les collectivités locales et l'ensemble de la population guyanaise”.
L’affaire n’est pas isolée. Elle fait écho à d’autres déclarations récentes, comme celles de Laurent Wauquiez, candidat perdant ce dimanche à la présidence du parti Les Républicains souhaitant expulser les OQTF (Obligation de quitter le territoire français) à Saint-Pierre-et-Miquelon, ou encore les propos de Nicolas Dupont-Aignan en 2014 qui appelait déjà à "réouvrir le bagne pour les djihadistes" à Cayenne.